I
Se rendre à l’Hôtel Pasteur, c’est toujours aller au devant de l’inattendu, à la rencontre de l’inconnu.
Imposant, massif, l’édifice voit sa large silhouette se refléter dans la Vilaine.
Sur sa façade intimidante aux arêtes sèches qu’ornent des frises, on peut lire l’inscription « FACULTÉ DES SCIENCES » au fronton. Dans la pierre blanche, une ouverture se dessine. C’est la porte d’entrée par quoi l’on passe non sans éprouver le sentiment de braver un interdit.
On hésite un instant, avant de gravir l’escalier de bois s’élançant avec légèreté sur trois niveaux.
Il compte quatre vingt-huit marches, et la trente-cinquième ouvre sur le premier étage.
Aux dalles de PVC qu’on trouve dans le couloir, succèdent les lattes d’un séculaire parquet, sur quoi l’on pose nos pas en traversant un défilé de salles aux noms évocateurs, étranges, ou incongrus.
Tout au bout, trois petites pièces. La dernière d’entre elles, la chambre 238, sera mon atelier pour un trimestre.
Mon nom est Alexandre LEQUŒUR, et j’aimerais vous raconter l’Hôtel Pasteur vu de l’intérieur.
II
Nulle part où poser la tête.
Une « chambre à soi » pour trois mois, c’est l’infini réduit à l’essentiel.
Entre ces quatre murs, une chaise, une table, une grande fenêtre par quoi la lumière pénètre en projetant des ombres. À bien y regarder, c’est un cadran solaire au cœur de quoi je suis, où les heures sont dites en un langage intime et pourtant inflexible.
Les premiers rayons du jour caressent le dos de ma main, comme afin d’en chasser les restes de sommeil. Les dernières lueurs, quant à elles, appuient longuement sur la porte et m’invitent à sortir. Ici, chaque instant est compté sans pour autant que le temps presse.
On séjourne à l’Hôtel pour mille raisons sauf une, le repos.
Mais alors, que fais-je en suivant ma routine et très exactement le plan que je m’étais fixé ?
Si je viens plein d’idées à mettre en œuvre, et que ma partition se déroule de façon mécanique, quelle place fais-je à l’expérience du lieu ? Suis-je simplement à même d’en entendre la mélodie ?
Si l’habitude est une sorte de nuit, je veillerai, c’est promis, à vivre l’imprévu.
III
Ces pensées pourraient être sages qu’elles n’en seraient pas moins seulement des pensées.
La vie se charge de souffler sur mes aspirations de moine, et c’est tant mieux.
Quand bien même les murs épais de Pasteur lui confèrent des allures de forteresse imprenable, nul en son sein n’est prémuni contre le cour des choses…
Tout à coup : aller direction Paris. Exposition. Retour à Rennes. Encore une fois Paris. Récompense. Retour à Rennes. Accrochage. Impression/Immersion. Interview. Vernissage. Fin.
Hors d’haleine, je sors de cette période en ignorant si ce que j’ai gagné est à retirer au compte des heures. La conversion est improbable, et j’y pense moins qu’aux ombres qui dansèrent sans moi dans ce que je nomme affectueusement « ma cellule ».
Peu importe au final, car en ce début d’octobre, j’observe un phénomène inattendu. La chambre 238 commence en quelque sorte à faire partie de moi.
Est-ce réciproque ? Pas encore…
IV
Vu du ciel, le corps du bâtiment forme ce qui ressemble à un immense huit. Huit qui à son tour évoque le lemniscate, symbole de l’infini.
Au début on se perd dans le dédale de couloirs, et les longs défilés de salles qu’on traverse parfois nous mènent on ne sait où, qui bien sûr est à l’opposé de l’endroit qu’on cherchait.
C’est au hasard de mes déambulations que j’ai fait la rencontre de la plupart des autres hôtes.
Le nouveau résident se distingue du visiteur en ceci qu’il n’a jamais l’air perdu, même s’il ignore où il va. C’est qu’on lui a confié la clef, le sésame qui ouvre les portes et le libère de toute crainte d’être enfermé à l’écart de sa curiosité.
V
Les cent pas.
Il m’arrive souvent de quitter ma cellule pour mieux sentir le pouls du grand organisme qu’est l’Hôtel Pasteur, pour m’imprégner de l’atmosphère particulière qui se dégage cet espace où cent-vingts ans d’Histoire embrassent le quotidien.
Pour quiconque y est sensible, c’est le flair avant le regard qui est saisi par le mélange du parfum des patines dont sont gorgées les boiseries, et des odeurs de plâtre, de pin fraîchement scié témoignant du récent chantier.
Une senteur minérale émane du vieux ciment des paillasses polies par des milliers de mains.
Celles-ci sont plus que des vestiges de l’époque où le bâtiment était consacré aux sciences. Participant de l’atmosphère générale, elles actualisent l’idée que le lieu est propice à toutes les expérimentations. Dont acte.
VI
Au « je sais que je ne sais rien » socratique, j’ajoute un « je fais ce dont je sais que je ne sais rien ».
Encouragé par l’interminable attente où me laisse le fournisseur de verre à qui j’ai commandé la matière première de mes recherches, je tâche d’avoir l’esprit assez limpide pour y lire mes motivations les plus secrètes.
Méditant sur cela, je prends conscience que jamais au cours des trente-cinq années de mon existence, je n’avais eu ce qu’on appelle « une chambre à soi », un lieu où tout demeure intact une fois la porte fermée. Lorsqu’elle est ouverte, il arrive parfois que des murmures et des pas se rapprochent. Quelqu’un vient qui franchit la ligne entre l’intime et le commun.
Le temps de la rencontre est précieux comme le silence.
Nous échangeons des mots, des regards tandis que les ombres se meuvent et se mêlent à la conversation.
VII
On ne vient pas à Pasteur sans remarquer la multitude d’inscriptions sur les murs, sur les portes, et même quelques plafonds.
Parmi ces marques de passage, la frise illustrée qu’a laissée l’artiste présente avant moi dans la chambre 238. Elle y raconte son séjour en des termes qui me sont familiers. L’enthousiasme, le doute, l’obstination, la joie, tout y est.
« Dernier jour ». Ces mots qu’elle a tracés au crayon bleu viennent piquer mon cœur. Ils mettent au présent l’inéluctable fin.
SUITE ET FIN PROCHAINEMENT